Bjarni s'était levé de bon pied, accompagné des premières lueurs de Omnes. Il lui adressa d'ailleurs sa prière matinale, car c'était son tour ; Bjarni alternait ainsi, entre les sept dieux Élysiens, chaque nouveau jour, et telle était la méthode enseignée par Tempus. Puis il prenait son bain afin de plaire à Aren et Granahill, père et femme de tous Mordrak, pour enfin descendre dans la cour où il rencontrait les garnisons misent sous son commandement. Appuyé de ses bras droits, ils révisaient les tâches quotidiennes, s'attelaient au travail et priaient. Si croire en les dieux n'était pas obligatoire, la foi du Pieux était galvanisante et chacun des soldats entassés dans l'avant-poste suivait le chemin de croix emprunté par Bjarni. Aussi, l'avant-poste avait été transformé en monastère qui forçait le respect par sa sérénité et son silence. Il ne fallait cependant pas croire que ces moines étaient sans armes...

Les journées se ressemblaient donc toutes, mais Bjarni avait fait un rêve de bonne augure et lorsque son seigneur se présenta aux portes de son avant-poste, le Mordrak ne fut pas surpris. Il fut celui qui ouvrit la voie aux cavaliers, seul — il n'avait pas besoin d'être accompagné — et les invita à le suivre dans la cour intérieure. D'un ton solennel, il salua le Gardien du Nord :

« Par Aren et ses fils Mordraks, je te salue, Seigneur Stahwille, » fit-il en croisant le bras droit sur sa poitrine, signe qu'il ne présentait aucune hostilité envers le Duc.

Il fit signe à un garçon d'écurie de bien s'occuper des chevaux de ses hôtes et d'un large geste, les invita aux cuisines. Ce chemin devait avoir creusé leurs appétits. « Par Aren ! moi qui me croyait inébranlable, voilà que le Denhir grogne en mon ventre !» blagua Bjarni, que l'on connaissait aussi pour son humour léger. Le rire était une bonne façon d'oublier ses tracas, tel était l'enseignement de Spero.

Ils passèrent par le grand hall où avait été dans la pierre du sol, puis saupoudré d'or, une représentation originale des dieux Mordraks. C'était d'ailleurs la queue du Denhir qui menait aux cuisines — le Jänarghad amenait au dortoir. Avant de pénétrer d'ouvrir le garde-manger, il adressa une quelconque prière. Puis se tournant vers ses invités : « Quelque chose vous ferait-il envie ? Nous possédons une grande variété de viande, et je peux vous garantir que mon cuisinier sera les faire rôtir si bien que même Sunt en sera jaloux ! »

Le Gardien du Nord était un homme austère, aussi froid que la neige divine dont était formé le manteau de la belle Granahill. Bjarni trouvait d'ailleurs l'image de ce bon Duc insipide, ce casque en fer y étant pour beaucoup. Pourtant, le baron lui devait, entre autre chose, le respect.

Le baron s'approcha de la table où avait été déposé les ustensiles. Pour le domaine dont voulait discuter Ottokar, la cuisine était le meilleur endroit ; après tout, le monastère ne possédait pas de salle propre à la stratégie. Prit d'un frisson, Bjarni tira sa cape devant lui. Ce que lui annonçait son seigneur était loin de le réjouir.

« Souhaites-tu l'avis du Baron ou du Religieux ? demanda d'abord le moine, même si la réponse était évidente. L'avis du Baron serait que le Nord ne peut-être conquis aussi facilement, le Roi lui-même n'a su le posséder complètement ; bien des endroits restent aussi sauvages qu'à l'époque de Mordrak et de ses premiers fils. Pourtant, le Baron se doit de suivre son Duc et je te suivrai là où tu voudras bien aller et te servirai comme je t'ai toujours servis. »

Bjarni eu un sourire mais se garda bien d'exprimer sa plaisanterie — de toute évidence Ottokar n'y aurait pas été sensible. De sa grosse main, il effleura la table, contournant toutefois la fourchette sensée représentée les Trois Pics.

« Toutefois, le Religieux se doit de t'avertir : attaque-toi aux terres sacrées de Granahill et ce ne sera pas seulement la Rébellion qui montrera des crocs ; le fureur de Sunt provoquera une avalanche et chaque fils d'Aren sera porteur du feu de sa colère ! Sur ces mots, Bjarni cogna la table de son poing et la fourchette sursauta... Je te pris de m'excuser, je me suis emporté... Tu sais bien que jamais je ne trahirais la confiance que tu as mise en moi, mais je ne peux supporter l'idée répandre le sang pour une guerre perdue d'avance. »

Autrefois, il avait été cet homme calculateur, ce tacticien morne dont l'esprit était aussi aiguisé que les écailles du Jänarghad. Tandis qu'il déplaçait les pièces mises en place par Ottokar, il se rappela comment la guerre l'avait rendu malheureux. Son seigneur, qui avait été forgé dans le plus inflexible des matériaux, ne pouvait sûrement pas comprendre l'état d'esprit de ce repenti. Aussi, Bjarni priait pour que l'âme du Duc puisse un jour connaître la joie de croire en la paix, avant que Mortem ne le guette. Mais l'heure n'était aux soucis et Bjarni se pencha sur la table, afin de s'expliquer.

« J'ai également grandi sur ces terres. Si les Trois Pics échappe au contrôle du Roi, c'est que s'y aventurer serait de la pure folie. Une perte en argent et en effectif serait à prévoir et par Spero ! je ne parierais pas sur une victoire totale. Nos troupes sont peut-être aguerries et sans peur mais je crois sincèrement qu'aucune armée ne peut s'opposer aux forces naturelles qui sévissent aux Trois Pics. Sans compter que le rébellion — ainsi que les Mordraks sympathisants — n'aurait pas besoin de vaincre, mais simplement de survivre assez longtemps pour nous voir battre en retraite, la queue entre les jambes. Ainsi, dans l'éventualité où la violence serait nécessaire... Bjarni retourna la fourchette vers Ottokar. Assurée serait la défaite. »

Bjarni releva le verre renversé par Ottokar et rapprocha celui qui représentait Alteran. Il prit également un troisième verre, qu'il plaça au côté des trois autres. Les mains à plat sur la table, il exprima d'un ton neutre :

« Ne devrions-nous pas plutôt renforcer nos défenses et s'assurer que le Nord nous appartiennent, formant un mur face aux envahisseurs et aux rebelles ? »

Impassible, l'immortel, dont le regard invisible était rivé sur la table, étudia les paroles du moine. La colère de tous les vents elle-même n'avait jamais inquiété le Duc, aussi, face au geste de son conseiller, ce dernier, protégé par le plus froid des manteaux, ne bougea pas d'un pouce. Telle une carcasse déjà décédée, il observait, réfléchissait. Une attaque sur les Trois Pics déclencherait la colère des Dieux à coup sûr, en cela Bjarni avait raison, et de ceux-là Ottokar se méfiait. Les Dieux protègent les justes. En revanche, le Duc ne pouvait se permettre de rester dans l'immobilisme et devait de surcroît se montrer patient dans sa réflexion.

-Les Dieux saluent ta dévotion et ta lumière, Bjarni le pieux. Nous sommes en guerre, cependant... Il désigna le verre que Bjarni avait soigneusement replacé. Le Roi viendra bientôt s'intéresser à la menace qui pèse sur mes épaules. Pour l'avoir vu grandir, je sais que la colère de Sunt que tu invoques ne le rendra que plus belliqueux. Ce n'est pas contre la rébellion que nous devons nous armer, il pointa les terres du Sud mais contre Altera.

Il marqua un silence. Le sot aurait vu en ces paroles quelque trahison, seul le sage comprendrait ses paroles.

-Ton mur mobilisera beaucoup de temps, d'hommes et ne sera pas même utile à couper les puissants vents. Des années ne suffiraient pas à bâtir une muraille que l'on ne pourrait contourner. De plus, nos ennemis sont peut-être dans nos champs, la fourche à la main et le travail à l'esprit. Cette rébellion touche les coeurs ardents que le froid du Nord n'atteint pas. Nous fûmes un jour comme ceux dont nous parlons. Aujourd'hui, nous oeuvrons pour le peuple du Nord, chaque fils de Mordrak, chaque être respirant l'air frais et foulant ces terres. Un mur condamnerait une partie de cette âme dont on m'a nommé gardien, et ça, je ne le peux. J'ai besoin que le Nord soit uni, voilà pourquoi nous devons le débarrasser de cette gangrène avant que la situation n'amène le serpent du Sud à ramper vers nous. Il reprit un verre et l'empoigna. Si nous laissons le peuple du Nord s'autodétruire il serra un peu plus fort les serres Elyséennes, le venin Amarien et les griffes Veldennes sa poigne détruisit le verre auront raison de l'âme du Nord et plus jamais on ne craindra les crocs Mordraks qui fut un temps se brisèrent les uns les autres.

Et les Dieux savaient que l'avenir se dirigeait sur ce chemin.

-Si notre Royaume tient encore le Nord, c'est pour la simple et bonne raison que nous ne le contrarions pas. Certes nous tentons de faire régner l'ordre, et pour le mieux. Les Draksons ne voient pas tous cela d'un bon oeil, et je les comprends. Aussi, grâce à tes paroles, mon esprit se tourne vers une alternative moins houleuse mais d'autant plus dangereuse. Si nous arrivions à fédérer l'intégralité des Draksons, alors le Nord sera uni. Nombreux d'entre eux demanderont la sécession, mais les rencontrer nous aiderait peut-être à leur faire entendre raison. Même si nous ne trouvons pas vite une solution. Celui que l'on a déjà nommé Nahillson engloutira le Nord dans sa chute.